Actualités
SCROLL
SCROLL
Comme l’écrit Alain Corbin dans Le Miasme et la Jonquille, « Il n’y a pas de vocabulaire olfactif. Le vocabulaire qui décrit les odeurs est emprunté aux autres sens » et fait des incursions dans le vocabulaire de la musique (notes, accords), de l’art pictural (formes, directions) ou encore du toucher ou du goût. Pourtant, les auteurs ont souvent cherché des mots pour exprimer des parfums, des odeurs, des souvenirs olfactifs, des sensations liées à l’odorat.
Mystérieux, personnel, émotionnel, propre à chacun, ce sens est difficile à partager. Or la littérature s’y essaie parfois et, par le biais de descriptions précises, tente de nous faire sentir à travers les pages.
Considéré longtemps comme un sens archaïque, moins noble, plus animal que les autres, et bien que Jean-Jacques Rousseau affirme déjà dans l’Émile que « L’odorat est le sens de l’imagination », ce n’est qu’au XIXème siècle que le parfum trouve ses lettres de noblesse dans la littérature. Isabelle Reynaud-Chazot, dans une thèse intitulée «Détournements de l’Olfaction dans la deuxième partie de la littérature du XIXème siècle», a montré l’émergence soudaine des odeurs dans la littérature au XIXème siècle et en particulier à partir de 1850.
Tantôt charnelle, tantôt repoussante, l’odeur, dès le début du XIXème siècle, est un élément qui apparaît dans les descriptions réalistes. Elle peut être le reflet d’une personnalité à l’image de Mme Bovary qui exhalait pour Flaubert « un frais parfum de sève, de verdure et de grand air ». Mais la rudesse de ce sens est aussi parfois exploitée dans la littérature, avec des odeurs de putréfaction, de sale, de renfermé. En témoigne cet extrait du Père Goriot où Balzac débute la description d’une pension par l’odeur enfermée dans ses murs : « cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu’il faudrait appeler l’odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements ; elle a le goût d’une salle où l’on a dîné, elle pue le service, l’office, l’hospice ».
La littérature s’intéresse également au lien étroit entre odeurs et souvenirs. La célèbre évocation de la madeleine de Proust en est la parfaite illustration, mais aussi dans Les Fleurs du Mal, lorsque Charles Baudelaire écrit : « Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient, D’où jaillit toute vive une âme qui revient. »
Ces quelques exemples des premières apparitions de l’odorat dans le domaine de l’écrit vont nous permettre de mieux comprendre l’intervention de ce sens dans les oeuvres plus modernes dont nous allons parler. Car si les odeurs inspirent les auteurs, il est aussi des textes qui inspirent les parfumeurs.
Auteur du livre Parfums et Membre de l’Académie Goncourt, Philippe Claudel avoue avoir « senti le monde avant même de l’éprouver ». Il se forge ainsi depuis l’enfance une sorte de carte d’identité olfactive qui l’amènera à rédiger une autobiographie présentée sous forme d’un abécédaire poétique retraçant les parfums de sa vie, des plus doux aux plus sombres.
Jean-Caude Ellena, Parfumeur exclusif de la maison Hermès durant quatorze années (dont deux ans en tant que conseiller) et passionné de littérature, se définit quant à lui comme un Ecrivain d’odeurs. Il dévoile ainsi sa vision de la création en parfumerie comme un acte proche de l’écriture comme en témoigne son dernier livre, récit littéraire de la vie de l’un des plus grandsparfumeurs contemporains.
C’est de la rencontre de ces deux personnalités qu’est né cet article qui cherche à apporter une lumière différente sur la relation étroite entre la littérature et le parfum, entre les mots et les odeurs.
En 2011, J.C. Ellena débutait déjà son Journal d’un parfumeur en disant « L’odeur est un mot, le parfum est la littérature. ». Ainsi, les odeurs existeraient par elles-mêmes et le parfum serait un acte intellectuel d’écriture, d’association, d’assemblage. J.C. Ellena va donc tour à tour créer des romans, des nouvelles ou encore des poèmes, correspondant à des styles olfactifs bien définis. Ce moyen lui permet d’expliquer sa démarche de création. Ainsi Terre d’Hermès par exemple, est pour lui un roman car « dans un roman, il y a plusieurs ouvertures, plusieurs entrées, qui permettent au lecteur de se retrouver. ». Tout comme un lecteur va entrer dans une histoire grâce à un lieu ou à un personnage dans lequel il se reconnaît, le public va pouvoir entrer dans le parfum par sa facette boisée, ou fraîche, etc. La nouvelle réduit le discours : « Je l’ai réduit, certes, mais je l’ai précisé ». Ainsi, la collection des « Jardins » est moins abstraite, le nom des parfums annonce une histoire. Enfin, la poésie des Hermessences annonce un vrai parti pris, avec un récit très court et des formules très simples. Quant aux odeurs, naturelles ou de synthèse, elles correspondent à des éléments de langage différents. Pour J.C. Ellena : « Les odeurs naturelles ne sont pas simples, elles sont déjà composites, elles sont déjà complexes, et je dirais que je pourrais les comparer à des chapitres, elles racontent déjà une histoire. Alors que le produit de synthèse lui, la molécule, est au niveau du mot, permettant d’élaborer des choses plus variées autour d’un même thème. »
Le parfum est création de l’esprit donc, mais aussi et avant tout création artistique. Comme le dit P. Claudel : « Finalement, un créateur de parfums fait le même métier qu’un écrivain ou qu’un peintre. On peut débattre sur les arts majeurs, les arts mineurs, mais il m’est toujours apparu que la parfumerie était un art à part entière et surtout un art très ancien. » Evoquant le travail du parfumeur, il ajoute que l’on « ne crée pas un objet qui va être déraciné, on crée un objet qui va habiller une peau, qui va participer à l’intimité ».
Dans la parfumerie comme dans la poésie, les sens sont confondus, mêlés et confrontés. Ainsi, il existe une dimension synesthésique dans de nombreux textes. Citons Baudelaire avec Un hémisphère dans une chevelure ou encore Guy de Maupassant dans cet extrait des Soeurs Rondoli : « Le parfum des orangers devenait plus pénétrant ; on le respirait avec ivresse, en élargissant les poumons pour le boire profondément. Quelque chose de doux, de délicieux, de divin semblait flotter dans l’air embaumé. »
Il est un auteur contemporain dont l’écriture est particulièrement marquée par la présence des cinq sens. La sensualité de son écriture est telle qu’elle va d’ailleurs inspirer l’un des parfums de J.C. Ellena. Dans Jean le bleu, Jean Giono évoque « des souliers en cuir d’ange ». Ces mots seront le point de départ de la création de J.C. Ellena dont il dira : « Je souhaitais depuis longtemps dévoiler l’importance que j’accorde à la littérature, et comment elle rencontre le parfum. Avec les odeurs qui sont mes mots, j’ai voulu renouveler, sous la forme d’un poème, le discours amoureux du cuir et de la peau. »
Jean Giono définit le monde comme « une maison aux cinq fenêtres », chacune de ces fenêtres représente un sens et donne une perception différente de ce monde. Dans La chasse au bonheur, il déclare : « Les odeurs – ne serait-ce que l’amertume des fleurs d’amandier et celle des figuiers en sève – vous transportent plus rapidement que la plus moderne des caravelles. Vous voulez faire un voyage ? C’est maintenant que vous le faites vraiment, sur vos deux pieds, avec vos 5 sens ». On pense à Baudelaire bien sûr, pour qui parfums et voyages sont étroitement liés.
Lors de ses différents voyages, Philippe Claudel a été particulièrement marqué par les marchés : « Vous avez soudain la carte d’identité olfactive d’un pays, d’un lieu, d’une ville, et surtout dans des pays où cela sent encore, où il n’y a pas cette traque à l’odeur, aux mauvaises odeurs. » Ainsi l’odeur des tanneries du Caire le renvoient au temps de Balzac au début du XIXème où l’eau de la Bièvre véhiculait les odeurs des tanneries parisiennes, et à « la magnifique entrée en matière du Parfum de Patrick Süskind, où il dit que tout sentait. » Ou encore, dans la vallée des roses, dans le sud marocain, où « l’air sent », il raconte : « Vous avez ces pétales qui sèchent, ces parfums de roses, un peu roses anciennes, que l’on retrouve en confiserie », évoquant ainsi le merveilleux gâteau d’un compatriote de l’Est de la France qu’est Pierre Hermé.
C’est également le thème du voyage qui inspirera J.C. Ellena à la lecture de Tristes Tropiques de Levis Strauss, avec l’évocation du Brésil, des épices, du piment. Véritable défi de parfumeur, la brûlure du piment est difficile à traduire olfactivement : « Quand vous sentez le piment, il n’a pas beaucoup d’odeur, c’est assez sourd comme odeur, et l’odeur est dans le goût. »
Pour J.C. Ellena (actuel administrateur des Amis de Giono à Manosque), J. Giono a « une sensualité au bout du crayon », mais aussi un côté « paysan », avec une approche plus terrienne des odeurs à laquelle P. Claudel est sensible. Grand amoureux de J. Giono, qu’il décrit lui-même comme « l’un des plus grands stylistes de la langue française », celui-ci dit de ses textes que « c’est une littérature qui va aux racines du monde et de l’homme. »
Il décrit à son tour, dans Parfums, l’odeur des premières amoureuses et de leurs baisers qui « se parfument à l’odeur verte de l’angélique », celle des ombellifères de sa campagne lorraine : « Je ferme les yeux. Je ne veux pas voir, juste sentir. L’eau, le printemps, les odeurs de terre mouillée, impatiente d’accueillir de jeunes verdures. », ou encore il
évoque « l’odeur d’essence, d’égout, et d’atelier de bricolage, burette d’huile, lanières de cuir, sangles » du garage de la maison de son enfance. Faisant écho aux odeurs de la pension du Père Goriot, P. Claudel décrit également les odeurs d’une communauté humaine vivant dans un milieu clos « l’hôpital – un je ne sais quoi de réfrigéré -, la maison de retraite – bouillon clair et corps inertes -, le gymnase – pieds transpirants, sueur, mousse caoutchouteuse des tapis de sol » mais aussi et surtout celle, prégnante, de la prison, lieu qu’il fréquentera douze années durant pour y donner des cours : « En somme, elle est à l’humanité ce que la quintessence est à la senteur : un absolu concentré. » Durant notre entretien, évoquant le manque d’hygiène de certains résidents de ce lieu, il dit : « A un moment, cela devient au-delà de l’épouvantable et c’est quelque chose qui n’est plus désagréable, ça sent l’humus, le bois, le champignon, le vieux
cuir. ».
Passionné d’oenologie, il décrit aussi l’odeur de la fenaison que l’on retrouve dans de très grands vins « sur certains terroirs, il y a un nez de fenaison, de gibier faisandé. Alors qu’a priori c’est une odeur très désagréable, il est épatant de voir comment cela devient délicieux. »
Ce sont ces odeurs de la vie, désagréables, humaines, que la société actuelle tente de faire disparaître en les dissimulant sous une nappe de parfums – tout comme l’on noie le sens de l’ouïe sous la nappe musicale (« quelle boutique, café, bus est aujourd’hui vide de musique ? ») – que l’auteur tente ici de nous faire re-sentir. Usant de métaphores et de références olfactives communes, afin de nous présenter des univers inconnus, ou de nous faire sentir l’eau, la terre, les végétaux, le parfumeur comme l’écrivain tentent de répondre à l’énigme du vocabulaire olfactif. C’est là « toute la difficulté d’écrire sur les parfums », selon P. Claudel.
Proche de la pensée du neuro-physiologiste André Holley défendant le fait que le parfum est une sémantique, J.C.Ellena définit quant à lui la création d’un parfum comme « l’écriture d’une forme littéraire olfactive ».
Utilisant les odeurs ou les mots, le parfumeur et l’écrivain nous racontent ainsi une histoire, travail artistique qui fait appel à l’intellect et à l’imaginaire et qui vise à toucher profondément la sensibilité du lecteur.
Clémence DECOLIN
Evaluatrice Parfums.
Mes plus sincères remerciements à Messieurs Philippe Claudel et Jean-Claude Ellena pour leur temps, leur confiance et leur précieuse contribution à cet article.