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L’odeur fraîche et zestée de la bergamote en fait une matière première incontournable de la parfumerie actuelle. Cependant, nous allons voir que, comme tous les hespéridés, la bergamote est aujourd’hui au centre de problématiques réglementaires. Quelles sont les solutions qui permettent de conserver cette matière première essentielle à la palette du parfumeur ?
Principalement cultivée dans le Sud de l’Italie (90% du tonnage mondial), la bergamote provient plus précisément d’une région qui s’étend de Reggio Calabria sur le détroit de Messine jusqu’à la mer ionienne (à noter que la Sicile, pourtant très proche, ne la cultive pas en raison de conditions hygrométriques moins favorables). Ce fruit, également cultivé au Brésil ou encore en Côte d’Ivoire, est un agrume d’une dizaine de centimètres de diamètre, vert puis jaune, à la peau lisse et épaisse, pouvant peser entre 80 et 200 grammes. Ses trois variétés se nomment Castagnaro, Feminello et Fantastico.
Le bergamotier est un petit arbre de la famille des Rutacées (ou Aurantiacées) dont le nom latin est Citrus Aurantium ssp. Bergamia et qui produit des fleurs blanches très parfumées dont un très faible pourcentage donnera des fruits. Il serait issu du croisement entre un bigaradier (oranger amer) et un limettier (citron vert), mais il pourrait être également issu du croisement entre un bigaradier et un citronnier.
L’origine de son implantation en Europe est incertaine. Il existe une première hypothèse selon laquelle la bergamote tirerait son nom de la ville de Berga au Nord de Barcelone où elle aurait été cultivée au retour de Christophe Colomb des îles Canaries. Selon une deuxième hypothèse, son nom viendrait du turc « berg-armadé » ou « poire du seigneur » (en raison de sa forme particulière). Le fruit aurait été rapporté d’Orient par les Croisés…
La récolte des fruits se fait à la main, de début décembre à mars. Les ramasseurs sont gantés afin de ne pas abîmer le zeste. Il faut environ 200 kg de fruits pour obtenir 1 kg d’essence, ce qui fait un rendement de 0,5 %. La production d’huile essentielle est de l’ordre de 100 tonnes/an en Italie. Il est à noter qu’entre le début et la fin de la récolte, il existe des différences olfactives relativement importantes. Généralement plus vertes au début puis de plus en plus fruitées et florales, les huiles essentielles obtenues sont couramment mélangées afin d’homogénéiser la qualité de la récolte : c’est ce qu’on appelle la « communelle ».
Comme la plupart des matières premières de la famille des hespéridés, plusieurs parties de l’arbre sont traitées pour la parfumerie : le fruit, contenant l’huile essentielle dans les nombreuses vésicules oléifères de son zeste, mais aussi les rameaux et les feuilles.
L’huile essentielle de bergamote, de couleur jaune-vert à brun-vert, est obtenue par expression à froid du péricarpe (ou zeste) du fruit frais au moyen de machines appelées « pellatrices », immenses rouleaux dont la paroi intérieure est tapissée de picots qui le piquent. L’essence de petit grain bergamotier est, quant à elle, obtenue en distillant les sommités et les feuilles de l’arbre.
L’écorce de la bergamote fut également longtemps utilisée à d’autres fins. En effet, dès le XVIIIème siècle, différents écrits mentionnent l’utilisation de « bergamotes », petites boîtes du même nom que le fruit. Elles sont principalement fabriquées à Grasse, déjà réputée pour ses parfums, et en Italie, dans les régions de Vénétie, Calabre et Sicile.
Ce sont les maîtres gantiers-parfumeurs qui, asphyxiés par une trop importante fiscalité sur le cuir, devinrent fabricants de boîtes en bergamote. Il faut souligner que la technique du carton moulé était très répandue en Provence au XVIIIème siècle. La confection d’une boîte en bergamote est assez simple et peu coûteuse. Il faut couper un fruit en deux et le vider délicatement de sa pulpe pour ne pas endommager l’écorce. La coque obtenue est ensuite plongée dans l’eau durant un moment, puis retournée et mise à sécher au soleil sur un moule qui lui donne une forme pendant le séchage. Après polissage, les demi-coques sont décorées à l’encre de Chine ou à la pointe sèche, puis les deux moitiés d’écorce s’emboîtent pour former une petite boîte.
A l’origine, seule l’écorce composait la boîte, puis, pour parer à sa fragilité, les artisans grassois réalisèrent un habillage, le plus souvent en papier mâché. Les boîtes pouvaient ainsi être peintes et vernies.
Les bergamotes étaient souvent des présents galants. Les femmes y conservaient gants, rubans ou encore mouchoirs. Ces boîtes délicatement parfumées constituaient aussi de petits cadeaux précieux offerts pour Noël ou le Jour de l’An ou encore étaient achetées en souvenir d’un passage à Grasse. Les artisans de Grasse les offraient, quant à eux, à leurs meilleurs clients.
Le Musée International de la Parfumerie, à Grasse, en abrite aujourd’hui une étonnante collection, témoin de cette utilisation originale des fruits du bergamotier.
Le fruit est peu propice à la consommation du fait de l’acidité et de l’amertume de sa chair, mais il est cependant utilisé pour parfumer des thés (notamment le thé Earl Grey), des tajines marocains (où il est consommé confit) ou encore dans les célèbres bonbons à la bergamote de Nancy.
Pour la petite histoire, Gilliers, chef d’office du roi de Pologne et Duc de Lorraine Stanislas Leszczynski (1677-1766), imagina un sucre d’orge acidulé à l’essence de bergamote qui devint rapidement la friandise favorite du roi Stanislas. C’est en 1857 que le bonbon à la bergamote, longtemps réservé à l’usage exclusif de la royauté, devint une spécialité nancéienne « grand public » grâce au confiseur Lillig qui lui donna sa forme carrée.
D’un point de vue chimique, l’essence de bergamote est principalement constituée de limonène, de linalol et d’acétate de linalyle. Elle contient également du néral et du géranial, responsables de la note citronnée verte fusante. Enfin, elle contient aussi des furocoumarines, en particulier les bergaptènes, qui en font un produit photosensibilisant. On élimine ces substances par distillation fractionnée (huile essentielle de bergamote sans bergaptène qu’on nomme désensibilisée ou encore défurocoumarinée), notamment lors de son utilisation en en dermo-cosmétologie.
Selon Mme Emmanuelle Fourmon, Responsable des Affaires Réglementaires chez Payan Bertrand : « La phototoxicité de la bergamote, principalement due au 5-MOP (5-methoxypsoralen) de la famille des furocoumarines, implique un cadre réglementaire strict afin de contrôler l’utilisation de cette huile essentielle dans les produits cosmétiques. Au niveau Européen, le Règlement cosmétique (1223/2009/CE) interdit d’ailleurs l’utilisation de la substance 5-MOP (et d’autres furocoumarines) dans les produits cosmétiques (Annexe II/358), sauf teneurs normales dans les essences naturelles utilisées. Dans les crèmes solaires et les produits bronzants, les furocoumarines doivent être présentes en quantité inférieure à 1ppm.
Au niveau international, les recommandations de l’IFRA vont également dans ce sens et fixent, pour les huiles essentielles contenant des furocoumarines, une concentration maximale de 15 ppm de 5-MOP dans le produit fini (appliqué sur une peau exposée au soleil et sans rinçage). On retrouve également une restriction spécifique établie par l’IFRA pour l’huile essentielle de bergamote obtenue par expression, fixée à 0.4% dans le produit fini pour une utilisation cutanée. »
Il est donc aujourd’hui possible d’obtenir des huiles essentielles de bergamote sans furocoumarine. Dans le cadre d’une formulation avec un pourcentage important d’essence de bergamote, c’est cette solution qui est le plus souvent proposée aux parfumeurs. En effet, aucune substance synthétique ni aucun composé isolé, tel que le limonène, le linalol ou encore l’acétate de linalyle – ses principaux constituants – n’est capable à ce jour de se substituer totalement à l’extrait naturel de bergamote. C’est donc ce dernier qui, après traitement, reste très couramment utilisé en parfumerie.
Fraîche, pétillante, florale (grâce à l’acétate de linalyle), la bergamote est l’un des produits les plus utilisés en parfumerie. Très présente dans la famille des hespéridés, caractérisés par les notes zestées des agrumes, c’est une note de tête emblématique de la parfumerie actuelle mais aussi traditionnelle. Elle est notamment associée à l’orange, au citron, à la mandarine (beaucoup plus rarement au cédrat) ainsi qu’au petit grain bigaradier et au néroli, de parenté olfactive proche, dans les Eaux de Cologne.
Un exemple intéressant et peu connu d’Eau de Cologne est celui de l’Eau de Cologne de Napoléon à Sainte-Hélène. Des frictions corporelles à la consommation de ce qu’il considérait comme une liqueur parfumée, Napoléon était un inconditionnel de l’Eau de Cologne, comme en témoigne une livraison d’octobre 1808 qui comprenait notamment 72 bouteilles de cette eau parfumée ! Elle se compose alors d’esprit-de-vin, d’eau de mélisse et d’esprit de romarin, associés à de l’essence de bergamote, de néroli, de cédrat et de citron. Cette Eau de Cologne était une descendante de l’Aqua Mirabilis ou Eau admirable.
Créée vers 1693 à Cologne par un certain Giovanni Paolo Feminis, l’Aqua Mirabilis avait été baptisée ainsi en raison de ses vertus thérapeutiques (recommandée pour soigner rides, maux de ventre, vertiges, congestions sanguines, piqûres d’insectes). A sa mort, en 1736, G.P. Feminis aurait légué le secret de sa formule à son neveu Jean-Marie Farina qui rendit célèbre cette eau à Cologne puis en France et dans toutes les cours d’Europe (elle deviendra d’ailleurs plus tard L’Eau de Cologne de Jean-Marie Farina de la maison Roger & Gallet, encore commercialisée aujourd’hui).
En 1815, lorsque Napoléon est exilé à Sainte-Hélène, ses provisions d’Eau de Cologne sont insuffisantes. Il fait alors fait appel à son serviteur, le mamelouk Ali, pour qu’il lui confectionne son parfum préféré. Celui-ci reproduit, aussi précisément que possible, une eau de Cologne en utilisant les plantes qu’il trouve sur l’île.
Comment connaît-on cette histoire ? Il se trouve que le mamelouk Ali s’appelait en réalité Louis-Etienne Saint-Denis et était originaire de Versailles. André Damien, grand napoléonien et maire de cette ville, avait fait l’acquisition de documents personnels lui ayant appartenu et y avait trouvé une feuille de papier manuscrite avec ce qui ressemblait à une formule de parfum. En 1991, il la porte à Jean Kerléo, fondateur de la récente Osmothèque, pour lui demander ce qu’est exactement ce papier. Jean Kerléo lui confirme son intuition : c’est la formule d’une Eau de Cologne. M. Damien confie la formule à Jean Kerléo qui la reproduit avec une grande conscience historique. Elle devient ainsi l’un des parfums phares de l’Osmothèque.
Si elle est fréquente dans les Eaux de Cologne, la bergamote est également souvent utilisée en note de tête pour « alléger » le départ d’un parfum d’une autre famille. Nuit de Chine (1913) des Parfums de Rosine (Paul Poiret) est un bon exemple d’un ambré doux qui commence par une envolée de bergamote.
Elle est également présente dans de nombreux parfums, particulièrement dans la famille des « fleuris-verts », dont le parfum initiateur est le très original Vent Vert de Balmain (1945), créé par Germaine Cellier. Dans cette filiation, citons également les parfums Fidji de Guy Laroche (1966) ou Chanel N°19 (1970), respectivement créés par Joséphine Catapano et Henri Robert. On la retrouve également dans des parfums masculins comme L’Homme d’Yves Saint Laurent ou encore le tout nouveau Sauvage des Parfums Christian Dior (2015).
Il ne faudrait pas réduire la bergamote à une note de tête. Son rôle va plus loin en tant que liant des accords et solvant naturel d’exception : elle joue ainsi un rôle magistral dans le Shalimar de Guerlain (1925).
Enfin, la bergamote est appréciée pour sa modernité : ni trop féminine, ni trop masculine, elle s’adapte bien à la tentation légitime des notes « mixtes », dont un exemple est la Bergamote 22 créée par LE LABO.
Utilisée et appréciée de tout temps dans les parfums, et grâce aux techniques actuelles de fractionnement rendant son utilisation possible malgré les contraintes réglementaires, la bergamote reste aujourd’hui encore un produit incontournable des compositions modernes. Sa dualité florale -fruitée en fait une matière unique, chérie de tous les parfumeurs.
Clémence Decolin
pour l’Osmothèque